(Dernier) Episode 8 ARTCENA-Grands Prix : “Trois petites sœurs”, de Suzanne Lebeau
- Lire et faire lire du théâtre contemporain
14-10-2018
ARTCENA organise et accompagne, au sein de ses différentes missions, les Grands Prix de Littérature dramatique et de Littérature dramatique jeunesse. Huit finalistes ont été sélectionnés par un jury, présidé par Marie-Agnès Sevestre. La cérémonie des Grands Prix aura lieu le 15 octobre prochain au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique. Voici, notre huitième et dernière chronique : “Trois petites sœurs”, de Suzanne Lebeau, publié aux Éditions théâtrales, collection Théâtrales jeunesse, en 2017.
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Ecrire une pièce jeunesse sur un sujet aussi sensible, aussi tabou... Il fallait oser !
Le résumé : le diagnostic est tombé. Alice, la cadette d’une famille de trois enfants, n’ira pas à l’école le jour de la rentrée, elle qui en rêvait depuis que l’aînée avait eu son premier sac d’école. Point d’acmé minutieusement choisi pour révéler et libérer la tension dramatique qui éclate comme les sanglots qui jaillissent inexorablement... la révélation de la tumeur de cette petite fille.
Il n'y a rien de plus douloureux ni de plus délicat que de parler de la maladie et de la mort d'un enfant quand elle survient dans une famille. Dans notre société où il est si tabou de parler du nombre de cancers chez les enfants, nous n'acceptons ni ne tolérons la mort que l'on rejette comme un chien tapi dans le fond d'une pièce. D'ailleurs, voir des adultes mourir ne touche jamais autant que lorsqu'il s'agit d'enfants... C'est même révoltant. Rationnellement, nous savons que personne en ce bas monde ne choisit l'heure de son départ. Émotionnellement, c'est insupportable de se dire qu'on ne puisse vivre jusqu'à un âge raisonnable et qu'il est possible de perdre notre propre enfant... Mais ce mot "insupportable" est un mot d'adulte et non celui d'enfant. Alice, cette petite fille de six ans environ, reçoit la mort beaucoup plus sereinement, beaucoup plus légèrement. Elle est comme passée de l'autre côté du miroir et non tombée au fond d'un trou (clin d’œil à Lewis Caroll et à son personnage emblématique condamné à l'éternité médiatique ?). Sans bouleversement, sans pathos, elle continue à nommer, à nous expliquer, à nous raconter ses sœurs, ses parents aussi... d'un bout à l'autre de la pièce.
Certes - et Suzanne Lebeau l'explique très bien - «un enfant part sereinement quand il a acquis la certitude que ses parents acceptent qu'il parte, qu'il meure. [...], la plus grande peur est de faire de la peine à [ses] parents.» La mort bouleverse les adultes, change définitivement le cours de leur vie. «Or l'enfant, lui, peut partir simplement, paisiblement, lorsqu'il a la conviction de ne pas laisser [son] entourage dans le chagrin.» (in postface des Trois Petites sœurs).
Cette pièce, petite leçon de vie, est un tour de force. Elle réussit à rendre à la mort la place qu'elle mérite : elle ne nie bien sûr pas l'importance de ceux qui vont devoir vivre à jamais avec ce poids terrible. Dans nos chagrins, nous souffrons des absents, la mort du tu est l'éternelle question (rappelons-nous ce que disait Jankélévitch à ce sujet dans son livre La Mort, l'homme ne peut qu'envisager la mort de l'autre comme renvoyant à sa propre mort). Mais il est rarement question de cette mort du je. Or, cette dichotomie entre la réception que l'enfant fait de la mort et la manière dont elle est reçue par l'entourage est le point d'orgue, la force indéniable de cette pièce capable de s'adresser à un"tout public", grâce à son vocabulaire à la fois simple et précis, mettant au centre du propos, non pas la mort elle-même, mais bien le mort.
Parler de la mort d'un enfant au sein d'une famille, c'est un sujet sur lequel l'écrivaine québécoise Suzanne Lebeau voulait se pencher depuis longtemps. Comme elle le dit si justement, c'est aussi l'un des rares sujets où l'on pouvait faire se rencontrer enfants et adultes. Elle fait mal aux adultes. Mais les enfants ne la reçoivent pas de la même façon, ceux-là même "qui n'ont ni passé ni avenir", comme disait La Bruyère, juste la jouissance de l'instant présent. «Ecrire pour les enfants, ajoute-t-elle, est davantage une façon de regarder le monde que la nécessité d’en inventer un, différent et merveilleux, plus gai, plus coloré, plus souriant. […] Quand je pense que j’écris pour les enfants, je ne crois pas recréer le monde ; j’adopte seulement un point de vue. »
Pour ceux qui restent et qui grandissent avec ces miroirs, petits comme grands, sa marque est indélébile. La mort emporte malgré elle un peu de nous, nous obligeant à nous construire avec nos objets-souvenirs, nos culpabilités, nos croyances et nos larmes, emportant avec elle un peu du monde de l'enfance et de son insouciance.
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Extrait choisi et mis en ligne par les Editions Théâtrales :
LA GRANDE.– Je suis la grande. quand est venu… le jour de la rentrée… ALICE.– La maladie d’Alice… |